Notre lettre 1267 publiée le 5 septembre 2025
PAOLO PASQUALUCCI
LE « CONCILE PARALLÈLE »
LE DÉBUT IRRÉGULIER DE VATICAN II
6ÈME CHAPITREDEI VERBUM FRUIT DU « CONCILE PARALLÈLE »
L'ACTION INSIDIEUSE DU SECRÉTARIAT
DU CARDINAL AUGUSTIN BEA
SUITE DE NOS LETTRES 1241, 1244 ,1247 ,1250 et 1254

On trouvera ici le 6ème et dernier chapitre de notre traduction française du livre du professeur Paolo Pasqualucci, Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II (Fede e Cultura, 2014).
Chapitre 6
DEI VERBUM FRUIT DU « CONCILE PARALLÈLE »
L'ACTION INSIDIEUSE DU SECRÉTARIAT
DU CARDINAL AUGUSTIN BEA
L'éminence grise du Concile
Après les deux aspects de la stratégie de Jean XXIII déjà mis en évidence, il est nécessaire d'en mentionner un troisième, pour compléter le tableau, concernant le Secrétariat du Cardinal Agostino Bea, véritable éminence grise du Concile. Dans la phase préparatoire, en discutant l'art. 7 de l'ébauche de la constitution dogmatique De Ecclesia, préparée par la Commission théologique, qui proclame (selon le dogme) que l'Eglise catholique est l'unique Eglise du Christ et donc l'unique Arche du Salut, le Cardinal Agostino Bea SI, qui n'aimait pas l'article parce qu'il n'était (manifestement) pas très “œcuménique”, a affirmé que son Secrétariat (créé « Pour promouvoir l'unité entre les chrétiens ») avait traité « à plusieurs reprises » et « avec beaucoup de soin » les mêmes questions et avait demandé à la Commission théologique « de constituer (ensemble) une commission mixte, ce qui a toujours été refusé ». Il ajouta qu'il avait également envoyé à ladite Commission un schéma dont on trouve « quelques traces » dans De Ecclesia, même si “malheureusement”, regretta le cardinal, « beaucoup de points n'ont pas été pris en considération » (105).
Le cardinal Bea était à la tête d'un organisme apparemment technique comme un simple Secrétariat, dont la tâche institutionnelle (ex art. 9 du motu proprio Superno Dei nutu) consistait officiellement à faire en sorte que les chrétiens « séparés » puissent « suivre les travaux du Concile et trouver plus facilement la voie de la réalisation de cette unité que »Jésus-Christ a demandée au Père par d'ardentes prières» (106). Comment s'est-il alors permis de critiquer le texte d'une constitution dogmatique au nom du Secrétariat ? Mais ce n'est pas tout. Il a également rapporté, sur un ton accusateur, le refus de la Commission théologique de former une commission mixte, se plaignant que ses suggestions n'avaient pas été prises en compte. Avec quelle autorité ? En réalité, le cardinal Bea parlait avec l'autorité de celui qui avait reçu de Jean XXIII un mandat beaucoup plus large que celui qui lui avait été formellement confié en tant que président d'un simple Secrétariat, organisme chargé d'une fonction essentiellement administrative et qui n'avait pas le rang d'une Commission conciliaire.
L'ouverture “œcuménique” de Jean XXIII
Pour comprendre l'étrangeté de cette situation, il faut se rappeler l'origine de l'organisme dont le cardinal Bea était chargé.
Les premières tentatives de dialogue avec le " protestant" Conseil œcuménique des Eglises avaient été faites, dès 1946, par le dominicain Christophe-Jean Dumont et son confrère Yves Congar. Les deux frères avaient envoyé un document à la Secrétairerie d'État de Pie XII, plus précisément à Monseigneur Montini (107). Cette démarche a été suivie par la création de la Conférence catholique pour les affaires œcuméniques, fondée par Mgr Willebrands (108). Sous Pie XII, cependant, il n'était pas possible d'avoir un « bureau romain chargé de l'œcuménisme », c'est-à-dire une véritable Commission pontificale pour l'œcuménisme, ce que réclamaient surtout les milieux hollandais et allemands et qui fut proposé en vain au cardinal Ottaviani avec la médiation de Mgr Charrière, évêque de Genève, Lausanne et Freiburg (109). Le Saint-Office a pris le contrôle de toute initiative « œcuménique », craignant à juste titre des répercussions négatives sur la doctrine (ce qui se produira plus tard).
Les choses changent radicalement avec Jean XXIII et, dès les votes préconciliaires, la Conférence épiscopale allemande se prononce collectivement en faveur de la création d'une Commission pontificale « ad unitatem Christianorum promovendam » (110).
Face aux ouvertures « œcuméniques » du nouveau pape, l'Université du Latran envoya un long avis sur le problème de l'union des chrétiens, rédigé par le professeur Giuseppe D'Ercole, qui y était professeur de droit canonique. Il reflétait l'approche traditionnelle de l'Église, réaffirmée par Pie XI en 1928 dans l'encyclique Mortalium animos, qualifiée par les libéraux d'« unioniste », où “unioniste” (terme utilisé par eux dans un sens péjoratif) est le contraire d'« œcuménique », exprimant le concept d'un retour des hérétiques et des schismatiques repentis à l'union avec la seule et véritable Église du Christ, qui est l'Église catholique (111). Le document du Latran proposait en effet la création d'une Sacrée Congrégation « de Christianis ad unum gregem Christi revocandis », chargée de promouvoir « un mouvement missionnaire apostolique et scientifique pour le retour des chrétiens séparés à l'Église et l'assistance morale, culturelle, sociale et religieuse à ceux qui reviennent » ( 112). Mais cela signifiait, écrit Velati, que « les indications de Jean XXIII sur la signification œcuménique du Concile n'ont pas été ignorées, mais déformées ». Par la force des choses, ajoutons-nous, puisque ces indications ne pouvaient pas être intégrées à l'enseignement permanent de l'Église (113).
Le « pôle » alternatif au Saint-Office
Ce n'est pas, en effet, « le retour des chrétiens séparés dans l'Église » que Jean XXIII souhaitait. L'initiative qui lui plaisait est venue d'Allemagne entre la fin de 1959 et le début de 1960, par l'action conjointe de Lorenz Jäger, évêque de Paderborn, et de Mgr Agostino Bea SI, alors évêque de Paderborn.
En mars 1960, Mgr Bea, qui fut nommé cardinal précisément à cette époque, envoya au Pape une proposition (formellement une « supplique ») visant à créer « un organisme central » chargé des relations œcuméniques : une « Commissio pro motione oecumenica ». Le terme officiel utilisé dans la proposition (pour ne pas éveiller les soupçons du Saint-Office) était « pontificia Commissio pro unitate Christianorum promovenda » (114). « L'idée initiale de Bea, écrit Velati, s'inspirait du modèle des diverses commissions curiales qui avaient été créées au cours du siècle dernier pour "...répondre aux besoins pastoraux les plus divers". Il s'agissait de commissions présidées par un cardinal nommé par le pape, d'un secrétaire, de membres et de consultants (115). L'organisme devait coordonner les activités œcuméniques, qui s'étaient multipliées dans le monde catholique après l'annonce du Concile, « en traitant si nécessaire de sa propre initiative » avec les Sacrées Congrégations compétentes dans les domaines concernés (116). Bea retirait ainsi au Saint-Office la compétence en matière d'œcuménisme (117).
Le pape Roncalli apporta une modification importante au projet : lors de l'audience privée du 13 mars 1960, au cours de laquelle il nomma Bea président de la nouvelle commission, il l'informa qu'il voulait « placer le nouvel organisme dans le cadre de la structure de préparation du Concile » (118). Cela impliquait l'exclusion substantielle de la Curie, car « au premier plan venaient les évêques résidents appelés à apporter la contribution de l'expérience pastorale dans les pays de coexistence interconfessionnelle » (119). Ils constituaient en effet six des dix membres de la Commission pour l'œcuménisme (120).
« Le projet ambitieux de Bea". La racine des conflits et le début des déviations doctrinales
La variation souhaitée par Jean XXIII se refléta évidemment dans la composition du Statut soumis par Bea au Pape lui-même le 23 mars 1960 et contribua de manière essentielle à ce que Velati appelle « l'ambitieux projet de Bea ». Le Pontificium Consilium Christianorum unitati promovendae (tel était le nom de l'organisme proposé dans le statut) devait mener des activités d'étude et de collecte d'informations sur le mouvement œcuménique, disposant ainsi d'une bibliothèque, de revues et autres, et diriger, sans les centraliser, « les principaux centres d'activité œcuménique » (121). Mais surtout, « les autres bureaux de la curie [...] devaient se référer au Consilium pour toute question relative au problème de l'unité des chrétiens » (122). De cette façon - note l'auteur - « la centralité traditionnelle du Saint-Office était relativisée, créant une sorte de pôle alternatif [...] C'est la racine de nombreux désaccords ultérieurs entre Bea et la direction de la Suprême Congrégation : Ottaviani n'avait pas l'intention d'accepter pleinement ce rôle de supervision du Secrétariat » (123).
D'autant plus, ajoutons-nous, que dès le début, le Secrétariat s'est présenté sous la bannière de la déviation doctrinale. En effet, dans une lettre jointe au projet de statut, et donc certainement connue du pape Roncalli, le cardinal Bea avait déjà esquissé la nouvelle « théologie du baptême » placée plus tard à la base de l'œcuménisme. Suivant cette « nouvelle théologie », du seul baptême - qui, même lorsqu'il est valide, n'est pas fructueux parce que, « n'ayant pas la vraie foi, ils ne peuvent pas recevoir la grâce sanctifiante mais seulement le caractère, qui apportera la grâce à la vie s'ils abjurent leurs hérésies » (124) - le cardinal Bea a tiré la conséquence erronée qu'il n'était plus nécessaire de convertir et de ramener les hérétiques (repentis et repentants) à l'unique Église du Christ, l'Église Catholique (125).
Comme l'a souligné Romano Amerio, le cardinal a altéré la doctrine de l'Église. « Il a déclaré que le mouvement n'a pas pour but le retour des séparés à l'Église de Rome et, suivant le jugement commun, a affirmé que les protestants ne sont pas complètement détachés puisqu'ils ont le caractère du baptême. Cependant, citant le Mystici Corporis du pape Pie XII, dans lequel il est réaffirmé qu'« ils sont ordonnés au corps mystique », il va jusqu'à affirmer qu'ils en font partie et sont donc dans une situation de salut qui n'est pas différente de celle des catholiques (OR, 27 avril 1962). La cause de l'union est ramenée par lui à l'explicitation d'une unité déjà virtuellement présente, dont il s'agit de prendre conscience. Cette unité n'est que virtuelle même dans l'Église catholique, qui doit prendre conscience non pas d'elle-même, mais de cette réalité plus profonde du Christ total qui est la synthèse des membres dispersés de la chrétienté. Il ne s'agit donc pas d'un retour de l'un à l'autre, mais d'une conversion de tous au centre qu'est le Christ profond (126).
Cette appartenance des hérétiques à l'Église est cependant explicitement niée dans Mystici Corporis. En effet, Pie XII écrit : « Même ces [hérétiques] qui n'appartiennent pas à l'organisme visible de l'Église, comme vous le savez bien, Vénérables Frères, dès le début de Notre pontificat, Nous les avons confiés à la protection céleste etc... [...] Nous invitons chacun d'entre eux [les hérétiques] à se conformer spontanément aux impulsions intérieures de la grâce divine et à faire tout ce qui est en son pouvoir pour sortir de l'état dans lequel il ne peut se sentir sûr de son salut, parce que, bien qu'il soit ordonné au Corps mystique du Rédempteur par un désir et une aspiration inconscients, il est privé de ces nombreux dons et aides célestes dont il n'est donné de jouir que dans l'Église catholique. Qu'ils reviennent donc à la catholicité, etc.(127) Et déjà Grégoire XVI, dans Mirari Vos, avait souligné que : « à tort [...] certains de ceux qui ne sont pas unis à la Chaire de Pierre se flattent de s'en sortir en disant qu'ils sont eux aussi régénérés dans l'eau de la santé ». En effet, la doctrine constante de l'Église, déjà exprimée dans le Symbole athanasien, est que « celui qui veut être sauvé doit d'abord posséder la foi catholique ». Cette doctrine, constamment proposée par le Magistère infaillible de l'Église, est maintenant négligée par le cardinal Bea, qui en propose une qui sent l'hérésie.
Le Secrétariat de Bea a fait contrepoids à la Commission théologique du Concile
Les relations extérieures du Consilium étaient initialement limitées aux protestants, mais elles furent ensuite étendues aux orthodoxes (128). Sa tâche consistait également à envoyer des « observateurs » catholiques aux réunions des non-catholiques et à négocier l'acceptation d'observateurs non-catholiques au Concile (129). En outre, « dès le début, dans l'esprit de Bea [qui mettait ainsi en œuvre la directive expresse du pape Roncalli], le nouvel organisme devait également jouer un rôle actif dans l'élaboration des grandes lignes du Concile et ne pas se limiter à une fonction de contact ou d'information à l'égard des non-catholiques » (130).
Dans ce cadre, le Consilium qui se mettait en place était conçu comme une sorte d'organe de contrôle ou de surveillance des institutions fondamentales de la Curie et des Commissions du Concile. Mais que devait-il contrôler ? La correspondance de leurs initiatives avec l'orientation voulue par Jean XXIII, c'est-à-dire avec les canons de la nouvelle parole œcuménique.
Velati note avec bonheur que le Secrétariat était conçu comme une sorte de « pôle alternatif » au Saint-Office. Et en effet, à Vatican II, le Secrétariat de Bea fut en pratique le pendant de la Commission théologique, présidée par Ottaviani, car c'était l'organisme qui examinait la rectitude œcuménique de tous les projets à présenter à la discussion, c'est-à-dire leur conformité avec les directives œcuméniques données par Jean XXIII. La rectitude dogmatique était ainsi opposée - par un organisme voulu par le Pape Roncalli précisément dans ce but - à la rectitude œcuménique, en contraste fatal et strident avec la première.
Un organe à double face, c'est-à-dire la super-commission masquée
Le statut préparé par Bea en avril 1960 n'a jamais été promulgué par le souverain pontife. Après de nombreuses années, des chercheurs l'ont retrouvé dans les archives du Concile Vatican II (131). Jean XXIII souhaitait expressément que le Consilium prenne l'humble apparence d'un « secrétariat ». C'est lui qui a imposé le changement de nom en « Secrétariat » lorsque le nouvel organe a été examiné par la Commission pré-préparatoire du Concile, présidée par le cardinal Tardini (132). Ce choix, commente Velati, « semblait à première vue très restrictif [pour le Secrétariat], limitant en effet la sphère de ses compétences et jetant le doute sur son autorité à participer au travail préparatoire proprement dit » (133) Cependant, c'est Jean XXIII lui-même qui expliqua à Bea que le nouvel organisme, ainsi présenté, « pouvait se mouvoir plus librement dans le domaine plutôt nouveau et inhabituel qui lui était assigné » (134). En effet, comme le note Velati, le motu proprio Superno Dei Nutu, qui le plaçait parmi les organes du Concile, le présentait, comme nous l'avons vu, « avec une indication très concise qui ne prétendait pas identifier avec précision les limites de la compétence du nouveau Secrétariat » (135). Angelo Roncalli déclara ensuite qu'il avait voulu que les attributions de pouvoirs et de compétences restent générales : « Telles sont les lignes de notre “motu proprio” : des lignes délibérément génériques, qui permettront des ajouts et des extensions appropriés... » (136) . Ces déclarations n'empêchent pas de relever certaines bizarreries ou disproportions : au lieu d'un simple prélat (comme c'était l'usage), le Secrétariat avait même à sa tête un cardinal et présentait la structure, explicitement déclarée, d'une commission : « et sera constituée de la même manière que les Commissions susmentionnées » (137).
Le secrétariat de Bea était donc un organe à double face. Officiellement, il n'avait pour fonction que d'établir des contacts de diverses natures avec les "frères séparés". En substance, cependant, il s'agissait dès le départ d'une commission conciliaire déguisée ! Son action s'inspirait des principes du Statut tenu secret par le Pape. Une commission donc anormale et particulière. Anomalie par rapport au règlement du Concile, puisqu'elle ne comprenait aucun membre élu par l'assemblée ; particularité, parce qu'elle agissait comme une sorte de « super-commission » chargée d'exercer une censure de type idéologique (où l'« idéologie » était l'« œcuménisme » professé par Jean XXIII) sur les travaux de toutes les autres commissions et, en même temps, de préparer des schémas qui couvraient substantiellement tous les thèmes vitaux du Concile. C'est ce qui ressort des thèmes des dix sous-commissions dans lesquelles ce simulacre de « secrétariat » a été divisé. Il s'agit de 1) De membris Ecclesiae ; 2) De structura hierarchicae Ecclesiae ; 3) De oecumenismo catholico et de opere conversionum ; 4) De laicatu et tolerantia ; 5) De Verbo Dei ; 6) De quaestionibus liturgicis ; 7) De matrimoniis mixtis ; 8) De necessitate orationis maxime in temporibus nostris ; 9) Problema oecumenicum centrale secundum orientationem hodiernam Consilii Oecumenici Genevensis ; 10) Quaestiones de Judeis (138).
Ottaviani et de Tromp avaient le devoir de resister
À la fin de son essai précis, Velati fait cette considération : l'attribution vague des pouvoirs du Secrétariat « a permis par la suite à certains représentants de la Commission théologique de soutenir que le Secrétariat n'avait pas le droit de participer directement à la préparation du Concile, n'étant qu'un organe d'information. Il s'agit évidemment d'une distorsion interprétative très éloignée des intentions réelles de Jean XXIII, qui par la suite ne manquera pas de soutenir tout le travail du Secrétariat » (139). En effet, dans le journal du P. Tromp, secrétaire de la Commission théologique, on peut lire : « 23 février 1961. Mgr Willebrands [secrétaire du Secrétariat] est venu ce matin. Il veut une commission mixte sur la nature hiérarchique de l'Église, sur les membres de l'Église et sur les laïcs dans l'Église [...] Je lui ai dit que la commission mixte est impossible parce qu'on ne peut pas en faire une avec un 'secrétariat'. Et puis on ne doit pas faire de commissions mixtes sur des questions purement dogmatiques, parce qu'elles sont du ressort exclusif de la commission théologique. Mais si le 'secrétariat' veut donner un avis, il le recevra volontiers, ou s'il veut avoir des conversations amicales » (140) .
Selon l'historiographie aux penchants novatrices, Ottaviani et Tromp, au contraire, auraient dû comprendre quelles étaient les véritables intentions de Jean XXIII : leur refus persistant de reconnaître les droits du Secrétariat en tant que véritable commission devrait être considéré comme un simple « forçage interprétatif ». L'un des membres du Secrétariat de Bea, Emile de Smedt, évêque de Bruges, accusa théâtralement Ottaviani de déloyauté envers le Concile lors du dramatique débat sur le De Fontibus, car l'impasse de la discussion, cria-t-il depuis la tribune, était due au refus persistant du cardinal de former une commission mixte pour réviser le schéma, manifestement dépourvu d'un « esprit œcuménique » (141).
Le cardinal Ottaviani ne s'était pas rendu coupable de déloyauté. Lui et le P. Tromp n'avaient fait que défendre consciencieusement l'autonomie et la compétence de la Commission théologique - composée d'éminents savants - à laquelle seule, selon les règles et la saine théologie, était confiée la tâche délicate d'élaborer le plan des textes dogmatiques qui concernent la doctrine et donc le dépôt de la foi. L'adhésion d'éléments étrangers, motivés par un but autre que la défense du dogme, et manquant parfois de la compétence nécessaire, aurait certainement conduit à des textes peu clairs, entachés d'ambiguïtés et d'erreurs : ce qui s'est alors produit ponctuellement. Avec la commission mixte, l'organe institutionnellement incompétent (le Secrétariat) contrôlerait en fait l'organe institutionnellement compétent, le soumettant, comme mentionné, à la censure idéologique !
C'est au cours de la phase préparatoire que les vues de la Commission théologique se sont exprimées le plus clairement. « La Constitution sur l'Église a été rédigée, sur ordre du Souverain Pontife, par la Commission théologique qui, selon les indications du Saint-Père, est la seule compétente en matière dogmatique. C'est pourquoi, si les autres commissions sont confrontées à des points concernant la doctrine ou la théologie, elles sont soumises au pouvoir de révision dont jouit la Commission théologique. Pour la même raison, la Commission théologique n'a jamais formé de commission mixte avec les autres commissions : une commission mixte implique, en effet, une compétence divisée sur le même sujet [...] Par conséquent, si la Commission théologique ne peut admettre une commission mixte avec les autres commissions, qui sont constituées pour l'examen des schémas, a fortiori elle ne peut l'admettre avec les Secrétariats, dont les attributions sont en dehors de l'examen susmentionné" . Ainsi, au cours de la discussion sur le schéma De Ecclesia, dans la phase préliminaire, le cardinal Ottaviani a répondu à la critique du cardinal Bea, rapportée au début de ce paragraphe (142).
Comme on peut le constater, il s'agit là d'une réponse canoniquement et théologiquement non exceptionnelle. Il faut ensuite souligner qu'il n'appartenait pas à la Commission théologique de lire entre les lignes des décrets de Jean XXIII (même ceux qui n'étaient pas visibles) et de se charger d'en résoudre les ambiguïtés intentionnelles dans le sens qu'il souhaitait, ambiguïtés qui étaient d'ailleurs mises au service d'un dessein dangereux pour la foi.
Les manœuvres secrètes de Jean XXIII
D'après ce que nous avons vu jusqu'à présent, on peut affirmer avec certitude que l'autorité avec laquelle le cardinal Bea a critiqué le projet De Ecclesia lui venait des statuts approuvés secrètement par le pape Roncalli, statuts d'une commission conciliaire, et non d'un simple secrétariat. Elle lui venait donc secrètement, mais directement, de Jean XXIII.
Le 15 octobre 1962, le cardinal Bea adressa une lettre, non pas à la Présidence du Concile, mais au cardinal Amleto Cicognani, président de la Commission pour les affaires extraordinaires, l'informant que le lendemain (le 16 ou le 17), elle recevrait des pouvoirs accrus grâce au rescrit papal mentionné plus haut (secret lui aussi). Dans la lettre de Bea, son Secrétariat se présentait en effet comme l'organisme chargé de faire pression pour que le Concile réalise les objectifs ouvertement souhaités par le Pape, dont de larges passages de la fameuse Allocution d'ouverture étaient cités (143).
Une semaine plus tard, le 22 octobre 1962, avec un rescrit daté du 19 octobre 1962, le Secrétariat fut officiellement établi par Jean XXIII au Concile en tant que commission, deux ans et demi après l'approbation secrète de ses statuts. Le père Wiltgen commente : « En ne révélant pas plus tôt sa décision [de créer cette commission], le pape avait en fait gardé intact le groupe de personnalités représentatives dans le domaine œcuménique rassemblé par le cardinal Bea deux ans plus tôt. Le Secrétariat était la seule « commission » qui n'avait pas seize membres élus" (144).
Et c'était sans doute, comme nous l'avons dit, sa principale anomalie. Pas au point, croyons-nous, d'invalider son installation (ou plutôt son dévoilement) au Concile, puisqu'il était certainement du ressort du Pape d'accomplir un tel acte. Cependant, Jean XXIII a sanctionné publiquement l'existence d'une commission qui avait été tenue officiellement secrète jusqu'alors et qui ne répondait pas aux exigences du règlement du Concile. Pour se conformer au règlement (et donc au principe de légalité), le Pape aurait dû dissoudre le Secrétariat et présenter à nouveau ses membres à l'Assemblée conciliaire pour que celle-ci les élise à la nouvelle commission, pour la partie dont elle était responsable. Ceci aurait dû être fait, au minimum, par un Pape qui aurait vraiment voulu respecter la soi-disant « liberté du Concile ».
L'activité décisive de la super-commission œcuménique
La reconstitution exacte des faits montre que le Secrétariat de Bea fut conçu par Jean XXIII comme une sorte d'organe personnel de gouvernement du Prince, une émanation directe et fidèle de l'exécutif, chargée d'exécuter scrupuleusement ses directives sans l'inconvénient d'une influence extérieure. Pour mieux garantir son action, le pape Roncalli recourt au secret et à une ambiguïté savamment orchestrée. Jean XXIII est issu d'un long militantisme dans le corps diplomatique. Il a montré qu'il savait appliquer, avec astuce et une détermination sans faille, les techniques anciennes et raffinées de la diplomatie secrète. Mais ce n'est peut-être pas tout. Pour rester dans le parallèle avec la Révolution française, l'action insidieuse du Secrétariat rappelle à certains égards celle des « cercles intérieurs » de la franc-maçonnerie dans l'orientation des assemblées et des votes, surtout dans la phase initiale de la révolution, comme l'ont mis en évidence les études classiques d'Augustin Cochin (145).
Le Secrétariat a joué un rôle « œcuménique » décisif pendant les plus de deux ans de son existence avant le Concile. Il a certainement participé, avec certains de ses représentants, aux accords secrets qui ont conduit à l'absence de condamnation du communisme par le Concile (146). Il fut toujours un très fidèle exécutant des ordres du Pape Roncalli, acceptant (et sans sourciller) même d'amères humiliations, comme celle infligée par le Patriarche de Moscou, qui se déclara prêt à accepter une invitation au Concile seulement si elle était apportée à Moscou personnellement par Monseigneur Willebrands : ce que le prélat fut autorisé à faire par le Pape, en présentant une invitation verbale, qui ne fut pas acceptée, car il voulait une invitation écrite (147).
En ce qui concerne l'activité du Secrétariat en tant que commission conciliaire déguisée, Jean XXIII avait déjà chargé Bea, en 1960, de préparer un schéma sur la « liberté de culte », qui s'est ensuite fondu dans celui sur la « liberté religieuse », et un schéma spécial sur les juifs (lors d'une audience privée le 18 septembre 1960), qui s'est ensuite fondu (modifié) dans la déclaration conciliaire Nostra Aetate (148). Au Concile, le Secrétariat ne s'est pas contenté d'intégrer les travaux de la Commission théologique : il a lui-même proposé le schéma sur l'œcuménisme, le schéma sur les religions non chrétiennes et enfin le schéma sur la liberté religieuse, ce dernier étant le plus tourmenté de toute l'Assemblée, révisé six fois (149). Tous ces schémas concernaient des thèmes particulièrement chers à Angelo Roncalli, ancien co-disciple d'Ernesto Buonaiuti, son ami fraternel au Séminaire romain et lui-même soupçonné de modernisme par l'autorité ecclésiastique de l'époque : des thèmes particulièrement qualifiants pour la conception particulière de l'œcuménisme du « bon Pape Jean ».
Notes
105 - PH.. LOVEY, p. 122. Nous avons retraduit à partir de la traduction française. Les discussions ont eu lieu en latin.
106 - AAS, LII (1960), p. 436.
107 - Toutes les données sur l'origine du Secrétariat du Cardinal Bea sont tirées de MAURO VELATI, « Un indirizzo a Roma ». La nascita del Segretariato per l'unità dei Cristiani (1959-1960), in Il Vaticano II fra attese e celebrazioni, op. cit. pp. 75-118 ; p. 81. Pour une analyse détaillée de son activité, voir du même auteur La proposta ecumenica del Segretariato per l'unità dei Cristiani, in G. ALBERIGO - A. MELLONI (eds.), Verso il Vaticano II (1960-1962). Passaggi e problemi della preparazione conciliare, Genova 1993, pp. 397-343. Voir aussi Storia del Concilio Vaticano II, chap. III du vol. 1, intitulé La lotta per il Concilio durante la preparazione, par J. KOMONCHAK, pp. 177-379 ; p. 280 et suivantes.
108 - M. VELATI, « Une adresse à Rome », p. 82 et suivantes.
109 - Ibid.
110 - Ibid, p. 87. Des propositions explicites dans ce sens ont également été faites par les universités catholiques de Münster, Tréves et Freiburg en Suisse.
111 - Ibid, p. 88.
112 - Ibid, p. 89.
113 - Ibid, p. 102-103.
114 - Ibid, p. 103-104.
115 - Ibid, p. 103-104.
116 - Ibid, p. 105.
117 - Ibid, p. 105.
118 - Ibid, p. 106.
119 - Ibid.
120 - Pour la composition détaillée de la Commission, voir M. VELATI, La proposta ecumenica del Segretariato per l'unità dei Cristiani, op. cit. p. 276 et suivantes. Les membres et les consultants représentaient presque tous la crème de l'œcuménisme catholique fidele « à la nouvelle théologie ».
121 - M. VELATI, « Discours à Rome », op. cit. p. 108.
122 - Ibid, p. 106.
123 - Ibid.
124 - MONS. MARCEL LEFEBVRE, Itinéraire spirituel, à la suite de saint Thomas d'Aquin dans sa Somme théologique, éd. it., Albano Laziale (Rome) 2000, p. 76. La thèse exposée ici par Mgr Lefebvre n'est pas la sienne, elle correspond à la doctrine toujours enseignée par l'Église.
125 - Pour la contribution spécifique du cardinal Bea à cette nouvelle « théologie du baptême », cf. M. VELATI, « Un indirizzo a Roma », op. cit. note p. 107. La thèse de Bea était en contradiction avec l'enseignement de Pie XI dans l'encyclique Mortalium animos de 1928, qui reproduisait avec une extrême clarté le « panchristisme » ou œcuménisme syncrétique précurseur de celui qui pénétra plus tard dans les textes de Vatican II.
126 - R. AMERIO, § 246 (p. 466). Italique dans le texte.
127 - Mystici Corporis, tr. it. par O.R., Vita e Pensiero, Milan-Rome 1959, pp. 81-82.
128 - M. VELATI, « Un indirizzo a Roma », op. cit. p. 104.
129 - Ibid, p. 113-114.
130 - Ibid, pp. 111-112, citant en note de bas de page la page 1 du projet de statut de ce Consilium.
131 - Ibid, p. 104.
132 - Ibid. p. 116.
133 - Ibid.
134 - Ibid, p. 117. Déclaration du cardinal Bea.
135 - Ibid.
136 - Ibid.
137 - Superno Dei Nutu, cité, AAS, LII (1960), p. 436 : « ... peculiaris Coetus seu Secretariatus instituitur, qui moderatorem habebit unum ex S.R.E. Cardinalibus, Nobis deligendum, eodemque modo ut Commissiones supra memoratae constituetur ».
138 - M. VELATI, La proposta ecumenica del Segretariato per l'unità dei Cristiani, op. cit. p. 280.
139 - M. VELATI, « Discours à Rome », op. cit. p. 118.
140 - Cité dans M.-D. CHENU, Journal, op. cit. p. 123, note 160.
141 - R.M. WILTGEN, p. 123. Il convient de rappeler ce que Chenu notait à ce sujet le 27 novembre 1962 : « Le Père Congar se souvient de l'intervention dans laquelle Mgr De Smedt (Bruges) révéla publiquement le refus permanent d'Ottaviani de toute collaboration avec les autres commissions au cours des travaux préparatoires. Cette fermeture d'Ottaviani a beaucoup choqué les Américains, sensibilisés au fair-play des assemblées, ce qui a contribué à leur vote contre les textes d'Ottaviani » (M.-D. CHENU, p. 123). Le « fair play » était ici en réalité "injuste", ce que « les Américains » n'ont manifestement pas compris.
142 - Nous avons retraduit le passage à partir de la version française de PH. LEVILLAIN, p. 255.
143 - G. ALBERIGO, Concilio acefalo ?, op. cit. p. 196-197. Le texte de la lettre est publié dans l'annexe I de l'essai d'Alberigo, p. 219-224. Selon cet historien, la lettre de Bea est à mettre en relation avec l'élargissement des pouvoirs de la Commission pour les affaires extraordinaires, qui la suivit immédiatement.
144 - R.M. WILTGEN, p. 123.
145 - Augustin COCHIN, Come furono eletti i deputati agli Stati Generali (1912), tr. it. in ID, Lo spirito del Giacobinismo, Milan, Bompiani 1989, pp. 87-101.Un autre aspect déconcertant de la personnalité de Jean XXIII apparaît dans son affirmation répétée, reprise dans l'incipit même de la Lettre apostolique Superno Dei Nutu, par laquelle il a constitué les commissions préparatoires, selon laquelle le Concile a été décidé par lui à la suite d'une inspiration soudaine venue d'en haut, survenue le 20 janvier 1958 au cours d'une conversation avec le Secrétaire d'État de l'époque, Mgr Tardini : « Superno Dei nutu factum esse reputavimus quod Nobis, ad Pontificale Solium vix evectis, Concilii Oecumenici celebrandi, veluti flos inexspectati veris, subiit cogitatio... ». Les déclarations du Pape sur ce point ont en effet été contredites par divers témoignages, dont ceux du Cardinal Poupard (Monseigneur à l'époque) et de Monseigneur Capovilla, secrétaire de Jean XXIII. Même Levillain, auteur parfaitement aligné sur le nouveau cours, écrit, citant le cardinal Poupard, que la convocation d'un concile œcuménique avait déjà été décidée bien avant la date de la prétendue « inspiration “ et constituait déjà ” un secret de comédie » (PH. LEVILLAIN, p. 34 note 2).
146 - R. AMERIO, § 38 (pp. 65-67).
147 - L'invitation écrite fut envoyée immédiatement après. L'affaire est rapportée par R.M. WILTGEN, p. 122. A cette occasion, Mgr Willebrands resta à Moscou pas moins de cinq jours (27 septembre - 2 octobre 1962), une visite inhabituellement longue pour un diplomate occidental, bien que sui generis, à l'époque de la rigide « guerre froide » entre l'Occident et la Russie communiste. L'accord entre Rome et Moscou pour éviter la condamnation du communisme au Concile est décrit comme le résultat d'une rumeur totalement infondée par l'auteur du chapitre III du volume I de l'Histoire du Concile Vatican II, p. 348. L'accord n'aurait jamais eu lieu et la nouvelle rapportée par Amerio serait fausse. Mais Amerio s'est appuyé sur des données précises, parues non seulement dans deux journaux catholiques français bien connus, mais aussi dans France nouvelle du 16 au 22 janvier 1963, le bulletin central du Parti communiste français (cf. R. AMERIO, § 38, [p. 66]). L'existence de l'accord, fermement respecté par le Vatican, est confirmée par d'autres documents incontestables. Voir, pour l'ensemble de la question, la reconstruction précise de R. DE MATTEI, ch. VI § 9 : Il Concilio e il comunismo : storia di una mancata condanna, pp. 492-504.
148 - R.M. WILTGEN, pp. 160-161 ; p. 167.
149 - Ibid, p. 53, p. 126, p. 167 et suivantes ; p. 160-161.