Notre lettre 1254 publiée le 22 août 2025

PAOLO PASQUALUCCI
LE « CONCILE PARALLÈLE »
LE DÉBUT IRRÉGULIER DE VATICAN II


5ÈME CHAPITRE
LA CONSTITUTION DEI VERBUM
FRUIT DU « CONCILE PARALLÈLE »

SUITE DE NOS LETTRES 1241, 1244 ,1247 et 1250

On trouvera ici le 5ème et dernier chapitre de notre traduction française du livre du professeur Paolo Pasqualucci, Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II (Fede e Cultura, 2014).


Chapitre 5

LA CONSTITUTION  DEI VERBUM, FRUIT DU « CONCILE PARALLÈLE »

 LE DESSEIN DU PAPE


La conquête progressive de la Commission théologique

Le nouveau schéma intitulé De Divina Revelatione, qui deviendra finalement le très contesté Dei Verbum, est donc le fruit de l'approche modernisatrice que les Novateurs ont réussi à imposer au Concile, grâce au Secrétariat de Bea, appelé par Jean XXIII à faire partie de la nouvelle commission « mixte » (voir ci-dessus).

On notera les étapes de ce qui apparaît comme une stratégie mise en œuvre pas à pas pour contrôler la Commission théologique qui, comme nous l'avons dit, était fondamentale pour contrôler le travail de toutes les commissions. Comme nous l'avons déjà mentionné, des éléments « progressistes » étaient présents parmi les membres et les consultants de la Commission théologique dès la phase préparatoire, mais en nette minorité. Après les votes du 20 octobre 1962, qui se sont déroulés de la manière et avec les résultats que nous avons vus (voir ci-dessus), le rapport avait changé en faveur des progressistes, qui représentaient désormais la moitié des membres élus. Ce rapport s'était sensiblement maintenu même après les nominations des membres pontificaux (82) Maintenant, avec l'établissement de la commission « mixte », la Commission théologique était soumise à l'étreinte mortelle du Secrétariat de Bea. Il suffit de quelques gestes supplémentaires (auteur Paul VI) pour que le contrôle définitif tant convoité soit atteint.


Les « canons » du « Concile parallèle » ou le faux œcuménisme

La stratégie des novateurs avait réussi à saborder ce qu'Amerio appelait « le Concile préparé », préparé par les Commissions légitimes, selon l'approche doctrinale orthodoxe garantie par la Curie romaine. Des vingt projets de constitution préparés dans la phase préparatoire, seul celui sur la liturgie a été sauvé, parce qu'il était le seul à plaire aux néo-modernistes. Le travail de trois ans approuvé par Jean XXIII est écarté sans que ce dernier ne bronche. Mais le nouveau Concile qui a remplacé le « Concile préparé » n'a été que partiellement « autogène et soudain ». En réalité, il représentait un développement ultérieur et exaltant du « Concile parallèle » (comme nous aimons l'appeler) qui se déroulait depuis la phase préliminaire des travaux, avec l'encouragement du Pape Roncalli. Ce Concile « parallèle » a développé l'orientation œcuménique de la manière « pastorale » souhaitée par Roncalli, une manière qui n'avait pas trouvé de correspondance dans les schémas élaborés sous le contrôle de la Commission théologique, à l'exception (partielle) du schéma sur la Liturgie.

Le langage œcuménique correct, et donc non « scolastique » mais dit « pastoral », que les textes préliminaires et finaux devaient présenter sans exception, était basé sur les canons suivants, dérivés des directives données par Jean XXIII depuis l'annonce du Concile (25 janvier 1959) jusqu'au discours d'ouverture du Concile lui-même (Allocution Gaudet Mater Ecclesia) le 11 octobre 1962, qui en constituait la « summa »(83) :

1. pas de définition dogmatique ;

2. pas de condamnation de l'erreur (plutôt que de s'adresser à l'égaré pour qu'il se convertisse, la charité et la miséricorde ont en fait été utilisées à l'égard de l'erreur en évitant de la condamner, ce qui a été remplacé par un pur désistement de son devoir en tant que Vicaire du Christ sur terre) ;

3. l'énonciation des vérités de la foi « à travers les formes de recherche et de formulation littéraire de la pensée moderne », comme le dit le texte vernaculaire (italien et français) de l'Allocution, en tout cas d'une manière « pastorale », c'est-à-dire acceptable pour les protestants et les orthodoxes (un exemple classique de cela est l'utilisation dans les textes du Concile du concept protestant ambigu de « l'histoire du salut »), - une directive qui implique un silence pur et simple sur des vérités de foi essentielles, comme dans le cas du dogme de la transsubstantiation et du caractère expiatoire et propitiatoire du sacrifice eucharistique, ou le quasi-silence (comme dans le cas du dogme du péché originel, mentionné par le Concile seulement en passant et de manière très ambiguë) ainsi que l'adoption d'un langage générique, construit en utilisant un grand nombre de passages de la Sainte Écriture, des Pères et des anciens livres liturgiques de manière à permettre une interprétation générique des vérités qui y sont contenues, et donc acceptable également pour les non-catholiques) ;

4. L'actualisation de la catholicité dans son ensemble à des valeurs purement mondaines, « séculières », essentiellement politiques, telles que la paix mondiale, la fraternité universelle, le progrès, la démocratie, la dignité humaine, la liberté de religion fondée sur les croyances de la conscience individuelle, afin de les « purifier » ;

5. Reconnaissance de l'égale dignité non seulement des sectes hérétiques et schismatiques, mais aussi des autres religions, qui ne sont pas révélées, et donc inventées par les hommes ;

6. Recherche de l'unité avec les « frères séparés » (sans leur repentance et leur retour à l'Eglise) et de l'humanité (sans sa conversion au Christ) par le « dialogue » (d'où l'impératif de découvrir dans le « dialogue » ce que le monde entier, non-chrétien et non-catholique, peut partager avec les catholiques, afin de construire une vision commune des problèmes contingents du monde, à commencer par celui de la paix). En bref, au lieu d'une activité missionnaire pour convertir les égarés, le « dialogue » confiant et optimiste avec l'erreur, et être à l'" écoute » de ce que le monde peut enseigner à l'Église catholique).


L'énigme Jean XXIII

Le Concile préparé sous la direction d'Ottaviani et de Tromp ne répondait pas et ne pouvait pas répondre à de tels critères.

Jean XXIII n'avait-il pas déclaré à plusieurs reprises, même dans le discours d'ouverture du Concile, que le dépôt de la foi devait être conservé intact ? Ottaviani et Tromp avaient travaillé dans ce sens, en ignorant autant que possible les références constantes du pape au fait que le dépôt devait être maintenu, mais « selon les besoins des temps », c'est-à-dire « étudié et exposé » selon ces besoins, comme il l'a dit dans la version latine de l'Allocution inaugurale, et dans le contexte d'un magistère à orientation essentiellement « pastorale ». Ainsi, le plan de la constitution dogmatique De deposito fidei, tout en préservant de manière limpide la doctrine traditionnelle de l'Église, condamnait une série impressionnante d'erreurs : agnosticisme, existentialisme, matérialisme athée, évolutionnisme matérialiste et panthéiste, relativisme doctrinal, néo-pélagianisme et naturalisme ou faux humanisme, spiritualisme et réincarnation, etc.(84) Ces condamnations solennelles étaient nécessaires. Cela est démontré rétrospectivement non seulement par l'effroyable corruption des mœurs qui affecte aujourd'hui tout l'Occident, mais aussi par la propagation actuelle de l'agnosticisme, du relativisme doctrinal, du faux humanisme, du spiritisme et de la doctrine de la réincarnation parmi les catholiques eux-mêmes. Ce sont là quelques-unes des fausses doctrines avec lesquelles le « dialogue » a contaminé la foi autrefois saine. Et l'on comprend mieux, rétrospectivement, l'hostilité très dure des novateurs à l'égard de ce schéma (85).

Jean XXIII voulait donc garder intact le dépôt de la foi et éviter en même temps la condamnation des erreurs. Non seulement cela, mais il a voulu que la doctrine soit exposée selon les formes, le vernis de la pensée moderne, avec un magistère « à dominante pastorale », qui est ainsi devenu la forme ad hoc de l'exercice du magistère, à l'encontre de toute la Tradition de l'Église. Ne s'est-il pas rendu compte qu'il voulait des choses contradictoires en elles-mêmes et qu'il proposait à nouveau cette séparation entre la substance de la doctrine et sa formulation déjà condamnée par le Magistère?(86) Quelle était donc sa véritable pensée ?


Parole aux faits

Il nous semble que les véritables intentions du Pape ressortent sans équivoque de certains faits qualificatifs.

Nous avons déjà rappelé comment, dans la phase préliminaire du Concile, Jean XXIII avait introduit comme consultants dans la Commission théologique un bon nombre de théologiens en odeur d'hérésie et déjà censurés par le Saint-Office. Il insistait pour que le Concile garde intact le dépôt de la foi. Mais était-ce là le moyen de mettre en œuvre un tel objectif, en incluant dans la Commission théologique des personnes dont les ouvrages étaient notoirement truffés de fausses doctrines, anciennes et nouvelles ? Des théologiens d'ailleurs qui ne s'étaient jamais repentis de leurs erreurs et qui s'étaient enfermés dans un silence obstiné tout en se posant en victimes de la Curie ? Et que dire de la faculté accordée aux Pères du Concile par l'article 33 § 1 du règlement promulgué par lui, de pouvoir rejeter tout projet élaboré, faculté si ouvertement en contradiction, comme nous l'avons vu, avec le pouvoir de juridiction du Pape et la constitution de l'Église ?

Un autre fait qualifiant est l'approbation donnée à la fin par Roncalli au projet sur la Liturgie, qui même dans la phase préparatoire ne l'avait pas pleinement convaincu sur certains points. Ce projet fut durement attaqué à la tribune de l'assemblée  par Ottaviani, Parente, Browne, Traglia et même « démoli en douze points » par Mgr Dante, Secrétaire de la Sacrée Congrégation des Rites, et Mgr Vagnozzi, lui aussi éminent liturgiste. Malgré l'opposition évidente et fondée de personnes extrêmement compétentes en la matière, Jean XXIII n'a manifestement pas eu le courage de s'opposer aux novateurs (87).

De plus, bien qu'ayant approuvé les schémas dogmatiques élaborés par la Commission théologique, Jean XXIII a toléré mais aussi encouragé l'action des novateurs, qui contestaient le dogme et entendaient détruire ces mêmes schémas. Nous avons la preuve d'un tel encouragement, à notre avis, dans l'affaire dite du « Plan Suenens ».

En mars 1962, ce cardinal belge, membre de la Commission centrale préparatoire, se plaint auprès du pape du caractère trop « conservateur » des projets et de leur nombre excessif. Jean XXIII lui demande alors de lui envoyer un projet. Suenens lui envoie une note préliminaire indiquant comment il faut comprendre la « pastoralité » du Concile, note qui est approuvée verbalement par le Pape. Par la suite (fin avril 1962), Suenens en fit un projet (« Plan Suenens »), qui fut porté à la connaissance, entre autres, de Montini et de Léger. Jean XXIII ordonne alors au cardinal Cicognani, secrétaire d'État, d'envoyer le plan en photocopie à plusieurs cardinaux pour qu'ils en prennent connaissance. Il charge ensuite Suenens de rencontrer Döpfner, Montini, Siri (le seul « conservateur »), Liénart et Lercaro, afin de disposer d'un document de groupe, présenté ensuite par Suenens le 4 décembre 1962. Ce document semble avoir laissé une trace dans le message papal du 12 décembre 1962(88).

Selon cette reconstitution tout à fait fiable des événements, nous voyons ici le pape Roncalli tenir même les ficelles de la protestation, afin de la diriger vers un certain débouché concret.

Jean XXIII a toujours pris soin de rappeler ce qu'il considérait comme sa pensée authentique, afin qu'il n'y ait pas de malentendus sur ce que signifie l'« aggiornamento » de l'Église. Face aux interprétations, comme celle du cardinal Siri, qui voulait voir dans son discours d'ouverture du Concile principalement la défense de la doctrine et de la tradition, il s'est, dans ses traditionnels vœux de Nouvel An au Collège des cardinaux (janvier 1963), cité lui-même dans la version vernaculaire, plus audacieuse sur certains points que le texte latin, notamment dans la célèbre phrase où il affirme que la doctrine doit être « étudiée et exposée à travers les formes d'investigation et de formulation littéraire de la pensée moderne », il précise que le discours vaut avant tout pour les nouveautés qu'il énonce (89).

De même, dans l'Ordo ou règlement publié le 6 décembre 1962, à la veille de la suspension prévue du Concile pour la pause ou l'intersession, et contenant la création d'un nouvel organe, la Commission de coordination, composée de cardinaux nommés par lui ainsi que les directives à observer pour la poursuite des travaux pendant l'intersession ou la période de pause, Jean XXIII « insiste sur la nécessité que le but du Concile [énoncé dans les passages centraux de l'allocution Gaudet Mater Ecclesia susmentionnée, qui ont été littéralement reproposés] inspire et guide tous ses travaux »(90).

Les discours sont des faits, même s'ils sont constitués de mots. Un autre fait essentiel dans le comportement de Jean XXIII fut son ouverture en faveur de la collégialité. Dans un premier temps, il a toléré l'initiative hétérodoxe des Conférences épiscopales qui, comme nous l'avons vu, cherchaient à faire réécrire les schémas approuvés par le Pape. Ensuite, il a toléré leur participation active aux manœuvres pour les élections du 20 octobre 1962. D'une tolérance de fait à l'égard de leur intrusion croissante, Jean XXIII passe ensuite à une consécration ouverte de leur rôle au sein du Concile. C'est ce qui ressort de l'Ordo du 6 décembre, que nous venons de citer. Il codifie une série de demandes des novateurs en faisant place, entre autres, à des « sous-commissions spéciales et mixtes », qui doivent apporter leur contribution au choix et à la révision des schémas, sous la direction de la Commission de coordination. Les schémas révisés, après approbation pontificale « générique » (generice facta), devaient être transmis aux évêques, de préférence par l'intermédiaire des présidents des Conférences épiscopales (91).


Plus d'informations sur l'approbation papale préliminaire

En ce qui concerne cette approbation “generice facta”, Alberigo profite de l'occasion pour réitérer la thèse de l'historiographie progressiste, selon laquelle l'approbation des schémas préparatoires par le Pape ne se référait pas à leur contenu : « Il s'agit donc d'une approbation de l'envoi et non d'une approbation sur le fond, ignorant ainsi l'argument largement répandu selon lequel la discussion et surtout le rejet des schémas préparatoires auraient impliqué une moindre dévotion au Pape qui les avait approuvés »(92). Mais un examen attentif du texte de l'ordo en question démontre une fois de plus, à notre avis, l'inexactitude de cette interprétation.

En effet, le règlement prévoit que "les projets individuels, après avoir été révisés [recognita] de cette manière [indiquée en détail dans le texte lui-même] et après avoir obtenu l'approbation générale de l'Auguste Pontife, doivent être envoyés aux évêques, etc."(93) Il ressort de la structure grammaticale, syntaxique et sémantique du passage que les schémas devaient être envoyés après avoir été révisés et après avoir été approuvés par le Pape “génériquement”. Cet adverbe, « génériquement » ou « en général », ne peut se référer à l'envoi des schémas, mais seulement à leur approbation. Cela ressort clairement de la syntaxe. Il s'agit donc d'une approbation papale donnée au texte révisé (recognitum). En outre, elle ne peut pas se référer à l'envoi des schémas, car cet envoi, comme celui de tout document, est un acte administratif spécifique et il n'y a donc aucun sens à dire qu'il fait l'objet d'une « approbation générique » ou « en général ». L'approbation qui le concerne, en revanche, sera toujours spécifique, qualifiée d'approbation de l'envoi, explicitement formulée. Une approbation de type général ou générique peut être donnée à un texte et ne peut concerner que son contenu, c'est-à-dire son mérite.

Que signifie donc l'adverbe « génériquement » dans notre cas ? Le sens nous semble évident : nous ne sommes pas en présence d'une approbation sous une forme spécifique, c'est-à-dire définitive et irrévocable, qui aurait coupé court à tout débat possible sur les schémas, mais d'une approbation « en général » sur le fond des textes en question lus par le Pape ; une approbation qui comporte une déclaration implicite de leur orthodoxie doctrinale dans toutes leurs parties (voir plus haut). Une telle déclaration était indispensable selon les constitutions ecclésiastiques et divines de l'Église, car elle permettait à tous ceux qui voulaient discuter et voter sur les textes d'être sûrs de deux choses :

1) que les textes ne contenaient pas de simples opinions personnelles de leurs auteurs ;

2) qu'ils étaient conformes au dépôt de la foi dans toutes leurs parties (s'ils ne l'étaient pas en tout ou en partie, la responsabilité en incombait au Pontife).

Cette parenthèse refermée, reprenons le fil du discours sur le véritable dessein de Jean XXIII.


Exemption du Pape en faveur de la collégialité

Au niveau des principes, l'évolution de Jean XXIII en faveur du principe de collégialité est encore plus évidente dans la lettre apostolique Mirabilis ille, adressée personnellement aux évêques le 6 janvier 1963 pour qu'ils continuent à travailler sur les thèmes du Concile pendant l'intersession.

Le pape Roncalli écrivait : « Il est naturel que le Concile œcuménique reçoive ses normes générales du Pontife romain qui l'a convoqué ; mais en même temps, il appartient aux évêques d'établir, conformément à ces normes, la manière (modum statuere) dont il se déroulera avec la liberté voulue ». Il sera nécessaire, poursuit la lettre, que le Pape approuve tous les décrets du Concile pour qu'ils aient force de loi ; cependant, « il revient aux Pères du Concile de proposer ces décrets sacrés, de les discuter, de les rédiger en bonne et due forme et enfin de les signer avec le Pontife romain »(94). Comme le note également Levillain, ces réflexions de Jean XXIII « contenaient en germe la notion de coresponsabilité incluse dans le principe de collégialité, que Lumen Gentium énoncera plus tard »(95).Mais la « coresponsabilité » exprimait en fait une dévalorisation de l'autorité du Pape, qui déqualifiait sa propre « approbatio » (et dans des questions d'une telle importance), la réduisant à un acte presque notarié, et se concevait comme un simple gardien de la correction formelle de la libre initiative des évêques.


La stratégie oblique de Jean XXIII

Les actions et les déclarations de Jean XXIII montrent donc comment il a encouragé et soutenu la composante du « Concile parallèle » représentée par l'action subversive des évêques organisée en groupes d'étude et de pression (avec un grand nombre de théologiens en odeur d'hérésie) et surtout organisée dans les Conférences épiscopales, auxquelles le schéma de la constitution sur la liturgie (Sacrosanctum Concilium) reconnaissait déjà une compétence exceptionnellement large en matière liturgique, bien que Mgr. Dante avait souligné la grave déviation par rapport à la Tradition de l'Église que représentait la reconnaissance de cette compétence(96).

De tout cela il faut conclure que le soutien à l'action illégale et révolutionnaire des novateurs correspondait à la véritable pensée de Jean XXIII, tandis que son approbation des projets élaborés sous le contrôle doctrinal effectif de la Commission théologique d'Ottaviani et de Tromp n'était évidemment pour lui qu'un acte dû, auquel il ne pouvait se soustraire, pour des raisons de fonction. En effet, il faut se demander : étant donné que les schémas approuvés (à l'exception de celui sur la liturgie) ne reflétaient pas l'approche « pastorale » et « œcuménique » du Concile expressément souhaitée par lui, pourquoi Jean XXIII les avait-il approuvés ? En particulier, pourquoi n'avait-il pas ouvertement refusé son assentiment aux schémas des constitutions dogmatiques ? En fait, il ne pouvait pas les rejeter objectivement : il devait sanctionner ces schémas sur le fond, puisque ces schémas réaffirmaient la doctrine traditionnelle de l'Église, ce que le Magistère avait toujours enseigné au cours des siècles. Le scandale aurait été énorme s'il les avait renvoyés à l'expéditeur ! Il fallait alors se rabattre sur une stratégie oblique, de contournement, et même recourir à une guerre d'usure.


Délégitimation du Concile et de la papauté

Une telle stratégie, à la fois de pénétration et de contournement, s'articule à plusieurs niveaux. D'une part, elle permettait, comme nous l'avons vu, la pression illégitime que certaines forces exerçaient de l'extérieur sur les Commissions et le Concile, favorisant leur insertion illégitime et progressive au sein du Concile au nom de la collégialité. D'autre part, il initia une réforme du règlement - qui devait être achevée par Paul VI - dont le premier acte fut la création de la Commission de coordination mentionnée ci-dessus. L'objectif de cette réforme consistait avant tout à mettre en place des organes de direction du Concile qui l'orienteraient dans la direction souhaitée par Jean XXIII.

Dans son essai sur l'évolution des organes de direction de Vatican II, Alberigo met en évidence l'« évolution » de ces organes. Il part du constat que « le pléthorique Conseil des Présidents » s'est avéré incapable de fournir au Concile les orientations nécessaires. En outre, « après que la décision du 19 novembre [en réalité le 20] de laisser se poursuivre le débat sur le projet « De Fontibus Revelationis » ait été ignorée par Jean XXIII, la Présidence est apparue délégitimée »(97). Ainsi, selon Alberigo, l'action du pape, dont il passe l'illégalité sous silence, aurait « délégitimé » la présidence. Mais une action illégale peut-elle « délégitimer » l'organe qui en est la victime ? Oui, c'est possible. Mais seulement au niveau des rapports de force, et certainement pas au niveau du droit. Comme nous l'avons déjà dit, la véritable « délégitimation » a été subie par le Concile et la papauté, sur le plan moral et du prestige et, à y regarder de plus près, également sur le plan juridique.

En utilisant le concept dans le sens d'Alberigo, il nous semble que la décision du 20 novembre a délégitimé la Présidence surtout aux yeux d'Angelo Roncalli, qui n'a pas trouvé en elle l'organe capable de conduire le Concile selon ses directives. Et pourquoi ne l'a-t-il pas trouvé ? Peut-être à cause d'une faiblesse du règlement, qui donnait aux dix cardinaux composant la Présidence des pouvoirs de direction aussi larges et vagues ? En réalité, il ne s'agissait pas d'un problème de règlement. La Présidence est apparue « délégitimée » parce qu'en son sein les novateurs et les fidèles à la Tradition étaient sur un pied d'égalité, l'emportant tour à tour les uns sur les autres. Dans le cas de la fameuse question proposée pour l'interruption ou non du débat sur le schéma De Fontibus, la thèse (d'ailleurs très juste, comme nous l'avons vu) du cardinal « conservateur » Ruffini s'était imposée contre celle du novateur, le cardinal Frings (98). Cela signifie que la thèse la moins appréciée par le pape Roncalli a prévalu. Telle est la vérité. La réaction de Jean XXIII fut alors très rapide. Il « délégitime » la Présidence même aux yeux des tiers, au mépris du principe de légalité.


Le rescrit secret

Cette « délégitimation » avait en fait commencé plus tôt. Dans les jours qui suivirent immédiatement le coup d'État du cardinal Liénart, entre le 15 et le 17 octobre, Jean XXIII avait, par un rescrit tenu secret (et retrouvé bien des années plus tard par des chercheurs dans les papiers du cardinal Siri), étendu les compétences du Secretariatus de Concilii negotiis extra ordinem (Secrétariat pour les affaires extraordinaires), institué par l'art. 7 § 2 du règlement conciliaire, formé de sept cardinaux nommés par le pape sous la présidence du secrétaire d'État, le cardinal Cicognani, chargé « d'examiner les nouvelles propositions [novas peculiares quaestiones] présentées par les Pères et, le cas échéant, de les soumettre au pape » (99). Ces nouvelles compétences élargies stipulent que le Secrétariat « doit suivre le Concile pour saisir les points qui auraient pu ou dû être développés et complétés ». Ensuite, le Secrétariat lui-même était compétent pour examiner l'acceptabilité des propositions « hors schémas », ce qui impliquait la possibilité de passer outre le prétendu monopole des schémas préparatoires, puisqu'ils seraient les seuls à avoir obtenu l'assentiment du Pape pour être soumis au Concile. Enfin, le Secrétariat devait « donner des suggestions et des avis sur les questions ou les schémas de solution difficile ». En substance, « le Secrétariat recevait l'autorité sur les aspects grossiers et problématiques de la vie de l'assemblée conciliaire ». Le Conseil de Présidence restait le seul responsable de la régulation de la conduite des Congrégations Générales"(100). Par conséquent, c'est le Secrétariat qui dirigera « organiquement » les travaux du Concile jusqu'à la fin de la première session (101).


Le « nouvel esprit ». Responsabilités de Jean XXIII

Il convient de noter qu'avec une telle extension - secrète - des compétences, Jean XXIII a effectivement privé de son autorité la présidence du Concile bien avant la crise du 20 novembre, lorsqu'il a ignoré sa décision (imposée par le règlement) de poursuivre le débat sur le De Fontibus Revelationis. En pratique, il l'a privée de pouvoir presque dès le début de ses travaux, qui ont commencé le 13 octobre. Il l'a privée de pouvoir après le coup d'État de Liénart pour reporter les élections aux Commissions, coup d'État auquel il avait consenti.

Pour le bon déroulement des travaux de l'Assemblée, il était grave de ne pas avoir rendu public l'élargissement des compétences du Secrétariat aux affaires extraordinaires. Par la suite, comme nous l'avons vu, Jean XXIII créa la Commission de coordination le 6 décembre 1962, « avec la tâche de coordonner et de suivre les travaux des Commissions, en veillant à la conformité des projets avec l'objectif du Concile ». La Commission sera présidée par le Secrétaire d'État en tant que représentant du Pape" et ses cardinaux seront nommés par le Pape (102). Dans la composition des deux organes, le Secrétariat et la Commission, les novateurs et les « conservateurs » semblaient être numériquement équivalents, à l'exception de la plus grande capacité de cohésion et de la plus grande force d'impact dont faisaient presque toujours preuve les novateurs.

Mais l'équilibre numérique n'a d'importance que jusqu'à un certain point. Ce qui compte, c'est le fait désormais évident qu'Angelo Roncalli se range du côté des « novatori ». Tout le monde l'avait compris. Le règlement du 6 décembre 1962 ne laisse plus aucun doute à ce sujet. Il sanctionne définitivement le mouvement révolutionnaire lancé illégalement par le cardinal Liénart le 13 octobre, en acceptant ses revendications fondamentales.

Nous lisons le journal de Chenu. "Jeudi 6 décembre. Communiqué du Secrétaire d'Etat, au nom du Pape. Document catégorique, conçu en vue de l'intersession. Satisfaction des Pères. Ratification de l'orientation du Concile - cf. texte dans mes archives [c'était l'« orientation » des innovateurs]. A la Salette [chez les Pères de la Salette], pendant le repas, [une douzaine d'évêques français sont présents]. Euphorie. Même ceux que nous connaissons pour être plus conservateurs ont été pris dans l'esprit nouveau" (103). L'« esprit nouveau » avait commencé à apparaître dans la salle d'audience avec l'approbation par Jean XXIII du coup d'État du cardinal Liénart et le succès ultérieur des novateurs aux élections des commissions conciliaires. En fait, certains des présidents des commissions eux-mêmes « remarquèrent avec étonnement que des membres qui avaient pris une part active à la rédaction des projets les attaquaient maintenant avec ardeur »(104).

Finalement, le « nouvel esprit » commença à trouver des adeptes même parmi les évêques du noyau “conservateur” encore substantiel, lorsque même les aveugles purent voir que le Pape Roncalli se révélait en fait être un « adepte » de cet esprit. Puis ce noyau a commencé à s'effriter au fur et à mesure que grossissaient les rangs de ceux qui courraient au secours de la victoire.


Notes

82 - La faible influence des neuf membres (sur vingt-cinq) nommés par le pape sur l'équilibre des pouvoirs au sein des Commissions est documentée avec une analyse minutieuse par PH. LEVILLAIN, pp. 224-230.

83 - Rappelons, par exemple, la déclaration claire, sans aucune nuance possible, que le Concile ne condamnerait aucune erreur, faite lors de l'audience générale du 16 novembre 1960 (PH. LEVILLAIN, p. 57 note no. 1).

84 - PH. LOVEY, p. 130.

85 - M.-D. CHENU, p. 57, note 64.

86 - Sur l'incohérence de ce « désistement » de Jean XXIII avec ses devoirs de Pape, cf. R. AMERIO, § 40 (p. 69 ss.).

87 - Sur ce point, cf. R. DE MATTEI, pp. 238-254, qui rapporte de larges extraits des discours, ainsi que PH. LEVILLAIN, p. 161-162. En critiquant un schéma approuvé par le pape, Ottaviani ne se contredit pas : le schéma n'est pas celui d'une constitution dogmatique et il ne demande pas son retrait mais sa réforme. Voir aussi PH. LEVILLAIN, pp. 161-162 et R.M. WILTGEN, pp. 140-141.

88 - PH. LOVEY, p. 138.

89 - Alberto Melloni, éditeur du Journal de Chenu, p. 101, note 109.

90 - G. ALBERIGO, Dinamiche e procedure nel Vaticano II. Verso la revisione del Regolamento del Concilio (1962-1963), in Cristianesimo e Storia 13 (1992) pp.115-164 ; p. 124.

91 - Alberigo souligne les similitudes entre l'ensemble de l'ordo, signé par le Secrétaire d'Etat, et une proposition rédigée par le P. Dossetti à la demande du Cardinal Döpfner (op. cit., pp. 122-123).

92 - G. ALBERIGO, Concilio acefalo ?, op. cit. p. 205-206.

93 - AS, I/1, p. 98. Nous citons l'original : « Singula schemata postquam hoc modo recognita fuerint, atque Augusti Pontificis approbationem generice factam obtinuerint, ad Episcopos mittentur... ».

94 - Ordo etc. dans AAS, LV (1963), cit. p. 152.

95 - PH. LEVILLAIN, pp. 272-273.

96 - R.M. WILTGEN, p. 28.

97 - G. ALBERIGO, Concilio acefalo ?, op. cit. p. 193-195.

98 - PH. LEVILLAIN, p. 252-253.

99 - Pour l'analyse du rôle joué par le Secrétariat pour les affaires extraordinaires, nous nous sommes appuyés sur G. ALBERIGO, Concilio acefalo ?, p. 195-203.

100 - G. ALBERIGO, ibid, pp. 197-198.

101 - Ibid, p. 202.

102 - G. ALBERIGO, Dynamique et procédures, cité, p. 124.

103 - M.-D. CHENU, p. 137. Italique dans l'original.

104 - PH. LEVILLAIN, p. 228-229.





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