Notre lettre 553 publiée le 2 août 2016

Robert Spaemann : « Le problème le plus important est celui de l'orientation de l'autel »

Berlinois d’origine, professeur émérite de philosophie à l’Université de Munich, Robert Spaemann est membre de l’Académie pontificale pour la Vie. Spécialiste de la pensée de Fénelon, auteur d’une fameuse critique de l’utopie politique et de nombreux ouvrages de morale (dont Bonheur et bienveillance, PUF, 1997), il est l’un des grands amis du Pape émérite Benoît XVI. Il s’est récemment signalé par une intervention très critique sur Amoris lætitia. Nous profitons des vacances pour vous offrir les réflexions sur la liturgie qu’il livrait à l’abbé Claude Barthe pour l’ouvrage d’entretiens Reconstruire la liturgie, publié aux éditions François-Xavier de Guibert en 1997, soit 10 ans avant le Motu Proprio Summorum Pontificum. Il y aborde une question, celle de l'orientation de la célébration qui vient de faire l'objet d'une forte et claire intervention de la part du cardinal Sarah, ministre de la liturgie du Pape François, sur laquelle nous reviendrons dans nos prochaines lettres.



L’abbé Claude BARTHE – Vous vous êtes souvent fait l’écho du profond mécontentement des catholiques insatisfaits par les nouvelles formes cultuelles. Vous avez contribué à ce qu’un certain nombre d’entre eux en Allemagne retrouvent aujourd’hui la pratique liturgique traditionnelle.

 
Robert SPAEMANN – J’ai remarqué que beaucoup de ceux qui sont mécontents de la situation qu’ils trouvent dans leurs paroisses, ont des sentiments partagés lorsqu’on leur donne la possibilité d’assister à la messe traditionnelle. On peut distinguer parmi eux deux catégories : il y a ceux qui assistent à cette messe pour la première fois de leur vie, et ceux qui l’ont connue dans leur enfance. Les premiers doivent revenir plusieurs fois pour s’accoutumer à la messe traditionnelle, parce qu’au début elle leur paraît tout à fait étrange avec le latin, le canon récité à voix basse, mais lorsqu’ils persévèrent, ensuite ils ne peuvent plus s’en passer. J’ai fait moi-même l’expérience suivante : la messe nouvelle, au début ne m’a pas tellement choqué ; puis, d’une année sur l’autre, elle me déplaisait de plus en plus. Tandis que pour la messe traditionnelle, c’est exactement l’inverse. Mais ce qui me frappe encore plus, ce sont les réactions des gens plus âgés, qui ont une espèce de nostalgie de l’ancienne messe. Ceux d’entre eux qui viennent dans une église où elle est célébrée réagissent de deux manières. Certains sont fascinés et pleurent de joie ; d’autres en revanche se trouvent très mal à l’aise et disent : « Non ! Ce n’est plus possible, on ne peut pas faire cela ». […] Leur réaction est de se dire : « Comment se fait-il que ces gens-là continuent à célébrer la messe traditionnelle alors que nous, nous avons dû payer un tel prix ? Tout cela a donc été inutile, nous aurions très bien pu continuer à faire comme eux ». Cela, ils ne veulent pas l’accepter. Puisqu’ils ont payé ce prix, ils veulent que les choses changent pour tout le monde.
Ceci dit, il faut bien sûr concéder que la messe traditionnelle n’a pas elle-même une forme définitive. Il est permis de désirer pour elle certains changements : désirer, par exemple, que quelquefois, au cours de sa vie, il soit possible de recevoir la sainte communion sous les deux espèces. Je trouve que cela va dans le sens de ce qu’a voulu le Seigneur.
 
[…]
 
Que suggéreriez-vous pour commencer à modifier le sort liturgique des paroissiens ordinaires ?
 
Je crois que le problème le plus important est celui de la célébration versus populum. La messe face-au-peuple change très profondément la façon de vivre ce qui se passe. On sait notamment par les écrits de Mgr Klaus Gamber que cette forme de célébration n’a jamais existé comme telle dans l’Église (1). Dans l’Antiquité, cela avait une signification tout à fait différente. Avec le face-au-peuple, on a aujourd’hui l’impression que le prêtre dit des prières pour nous faire prier, mais on n’a pas le sentiment qu’il prie lui-même. Je ne dis pas qu’il ne prie pas, d’ailleurs quelques prêtres arrivent à célébrer la messe versus populum en priant visiblement. Je pense à Jean-Paul II : on n’a jamais l’impression qu’il s’adresse au peuple pendant la messe. Mais il est très difficile d’y arriver.
J’ai assisté à une procession du Corpus Christi, de la Fête-Dieu, dans le diocèse de Feldkirch, en Autriche, présidée par l’évêque, qui est membre de l’Opus Dei. Lors des stations aux reposoirs, l’évêque tournait le dos à l’ostensoir en disant des prières (2). Je me faisais à moi-même cette remarque que si un enfant voyait cela, il ne pourrait plus croire que le Seigneur est présent dans la sainte hostie, parce qu’il sait bien, ce petit enfant, que lorsqu’on parle à quelqu’un on ne lui tourne pas le dos. Des choses comme celle-là sont très importantes. L’enfant peut bien étudier le catéchisme, cela ne sert à rien s’il a sous les yeux des actes contraires.
Je crois donc que la première chose à faire serait de retourner l’autel. Il me semble que c’est plus important que le retour au latin. J’ai personnellement de nombreuses raisons de tenir au latin, mais ce n’est pas la question la plus fondamentale. Pour ma part, je préférerais une messe traditionnelle en allemand que la nouvelle messe dite en latin.
 
[…]
 
Vous avez dit en commençant que la liturgie tridentine n’a pas de soi une forme définitive. Elle aurait pu changer et pourra changer.
 
Les changements doivent être si lents et si imperceptibles que chacun arrivant à la fin de sa vie, ait l’impression qu’il utilise toujours le même rite que celui de son enfance, même si ce rite a de fait changé.
Je ne sais si vous connaissez la lettre dans laquelle le cardinal Newman raconte son premier voyage en Italie. Il était entré dans la cathédrale de Milan et il a été frappé par la quantité de cérémonies qui s’y déroulaient en même temps : d’un côté, une petite procession, des messes aux autels latéraux, dans le chœur les chanoines récitaient l’office. On avait l’impression que chacun vaquait à ses propres affaires, mais au fond, il s’agissait partout de la même chose. Newman a été émerveillé par cette forme de pluralité, parce qu’en Angleterre, l’influence protestante étant plus forte, tout le monde devait faire la même chose en même temps.
 
La liberté catholique ! Vous êtes donc favorable à une participation différenciée ?
 
Je crois en effet qu’il est important qu’il y ait différentes possibilités de participer à la sainte messe. Et tout d’abord, cela me semble un scandale de voir que tous les fidèles communient toujours à toutes les messes, parce qu’il est impossible de supposer que chacun puisse estimer qu’il est toujours en état de grâce, dans de bonnes dispositions pour communier. Quand on se demande aujourd’hui si l’on doit inviter les protestants à pratiquer l’intercommunion avec nous, jamais personne ne parle pour eux de confession (3). Quelqu’un peut bien, durant toute sa vie, rester en état de grâce, mais on ne peut pas le présumer. Or, on n’en parle pas. On devrait pouvoir assister à la messe sans communier. Pour cela, il me semble personnellement que les personnes qui estiment pouvoir toujours aller à la sainte communion, devraient de temps en temps, par exemple une fois par mois, s’abstenir à cause des autres, pour rendre possible cette abstention. Et si quelqu’un m’objectait : « J’ai absolument besoin de recevoir la sainte communion », je lui répondrais : « Recevez-la le lundi ». Ceux qui ont réellement besoin de recevoir souvent la communion assistent à la messe en semaine. S’ils ne vont pas à la messe de toute la semaine, ils ne peuvent pas dire qu’ils ont absolument besoin de la communion.
Il faut avoir la possibilité de participer plus ou moins à la messe. Ainsi tout près de la porte se trouve la place du publicain. Et cette place doit être respectée, sans que celui qui la prenne soit obligé de parler, ni même obligé d’écouter ce qu’on dit dans le micro. J’ai connu une jeune fille non catholique qui était très attirée par l’Église. Mais quand elle entrait dans une église et qu’elle voyait les micros posés sur l’autel, elle ne voulait plus faire le pas. Elle disait : « S’il y a là un micro, c’est que ce n’est pas sérieux, parce que Dieu n’a pas besoin d’un micro pour m’entendre ». Il est très important que l’on sache que dans une église c’est à Dieu que l’on s’adresse.
Oui, il y a un manque de liberté dans la liturgie actuelle et c’est même une des caractéristiques de l’Église d’aujourd’hui.
 
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(1) Gamber Klaus, Tournés vers le Seigneur ! Éditions Sainte-Madeleine, 1993. Mgr Gamber et Joseph Ratzinger étaient professeurs à l’Université de Ratisbonne, à l’époque de la réforme liturgique, très mal vécue par l’un et l’autre.
(2) Dans le rite traditionnel, le célébrant ne tourne même pas le dos à l’ostensoir pour les « salutations » au peuple (Dominus vobiscum, etc.), mais il se met de côté.
(3) Ce que permet désormais le canon 844 § 4, sous certaines conditions.

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