Notre lettre 523 bis publiée le 31 décembre 2015

RETOUR A LA PAIX : REVENIR A LA MESSE TRADITIONNELLE, un entretien avec Dominique Millet-Gérard (2)

Voici la seconde partie du très riche entretien donné par Dominique Millet-Gérard (voir notre lettre 253), spécialiste reconnue de Paul Claudel et professeur de littérature française en Sorbonne, à l'abbé Claude Barthe pour le recueil Reconstruire la liturgie, publié chez François-Xavier de Guibert en 1997. 


Paul Claudel et Joris-Karl Huysmans. 

Abbé Claude Barthe – Ne vous fait-on jamais, dans les milieux catholiques, le reproche d’intellectualisme ? 


Il est vrai que parfois, quand je lis le Bréviaire, je m’arrête sur une difficulté du latin et me rends compte que je ne suis plus en train de méditer mais de décortiquer la phrase ! Mais on me dit plutôt que j’assiste à la messe traditionnelle par sentimentalisme. Je peux répondre « absolument pas ! ». Car c’est aussi un exercice intellectuel. Si par exemple, il m’arrive d’aller à la messe en oubliant mon missel, je peux prier, mais je me sens privée de quelque chose, n’ayant pas entre les mains le texte sur lequel réfléchir. Je sais bien que je fais aussi un travail de littéraire sur les textes liturgiques, mais il s’agit pour moi de deux choses absolument indissociables, car ces textes sont la beauté littéraire accomplie dans l’absolu.
Tout ce que je dis à mon propos, je pourrais le dire de façon beaucoup plus intense pour Claudel qui a vécu toute sa vie en lien étroit avec la liturgie. Il tenait absolument à la messe quotidienne. Toute son œuvre s’en ressent, spécialement son Œuvre exégétique, qui est écrite au jour le jour, une espèce de grande méditation personnelle écrite au fil du texte biblique. Le théâtre lui-même, quand on le regarde de près, est également imprégné de citations bibliques faites en fonction de la liturgie du temps. On s’en rend compte, par exemple, lorsque l’on trouve deux citations qui se suivent, l’une tirée de l’épître et l’autre de l’évangile d’un même jour. Ou encore, on aura une sorte de grande thématique extraite d’un Office comme celui de la Sainte Vierge le samedi, sur le Cantique des Cantiques, les livres de la Sagesse ou l’Ecclésiastique. Tout cela mis en forme littéraire garde sa cohérence liturgique. 

Votre auteur de prédilection a justement été converti par la liturgie, comme tant d’autres, par exemple la dessinatrice Marcelle Gallois, venue entendre par caprice l’Office des Ténèbres de la Semaine Sainte chez les bénédictines de la rue Monsieur et terrassée par le chant d’une leçon de Jérémie. Il n’est pas rare que les retours à la foi d’après Vatican II se fassent malgré la liturgie en vigueur, ou même contre elle. Si le Claudel des Vêpres de Notre-Dame avait connu la réforme du Concile, qu’aurait-il dit, qu’aurait-il fait ?

Il tenait à la liturgie latine comme à la prunelle de ses yeux. Tant qu’il était à l’étranger, il n’a ressenti aucune difficulté. Il a commencé à prendre conscience qu’un problème existait lorsqu’il est revenu en France, non pas à Brangues, où la seule difficulté était que le curé qui l’entendait en confession était sourd !, mais où la messe restait la messe. En revanche, à Paris, il était très agacé par les fantaisies de Saint-Séverin. Les sarcasmes de son article dans Le Figaro littéraire, en janvier 1955, « La messe à l’envers », concernent la paroisse Saint-Séverin. 
Qu’aurait fait Claudel aujourd’hui ? Il m’est très difficile de répondre. C’était un homme d’obéissance. À la fin de l’article sur « La messe à l’envers », après avoir flétri d’une façon extrêmement violente les gens qui se permettent de jouer avec la liturgie, il écrit que cependant, si cela devenait une règle, il finirait par s’y plier. C’est un mot qui m’inquiète un peu, en ce sens que toute une part de son œuvre est rendue caduque par la réforme de Vatican II. Je m’en rends compte en faisant travailler mes étudiants, entre les mains desquels il me faut mettre un missel tridentin pour qu’ils ne passent pas à côté des rapprochements nécessaires à la compréhension. Mais je reconnais qu’il y a une différence de tempérament entre Claudel et moi. J’accepte pour ma part de « désobéir ». 

De ce point de vue vous vous sentez certainement plus proche des indignations de Huysmans ? 

Huysmans faisait partie des « désobéissants ». C’était un caractère irréductible, très différent de celui de Claudel. Mon rapport à lui est aussi différent. J’ai abordé en premier lieu le Huysmans décadent, ayant eu à donner un cours sur À rebours, qui m’a plu, amusée, intéressée. Je n’ai approché que beaucoup plus tard les romans catholiques de Huysmans. Son tempérament était beaucoup plus torturé que celui de Claudel, même si Claudel a dit qu’il a été amené à Notre-Dame de Paris, à Noël 1886, par une sorte de réflexe esthétique ou décadent semblable à celui de Huysmans, pour y entendre le chant grégorien. Mais Claudel avait commis beaucoup moins d’excès que Huysmans, c’était un homme plus prudent, plus discipliné.
Chez Huysmans le réflexe intellectuel est toujours premier : c’est d’abord un cerveau qui analyse et réfléchit, qui découpe et scrute. La première partie d’En Route, cette recherche de la beauté liturgique, est très caractéristique. Quand mon mari, qui est protestant, a lu cette première partie, elle lui a semblé désopilante, il ne comprenait pas que l’on pût prendre cette conversion esthétique et « ratiocinante » au sérieux. Huysmans a cherché la beauté partout. Il s’est aperçu que la vraie beauté, la beauté quasiment parfaite, ne pouvait se trouver que dans l’art religieux.

Vous avez écrit que l’œuvre catholique de Huysmans (En routeL’OblatLa Cathédrale) a aujourd’hui acquis l’intérêt supplémentaire d’être devenue le témoignage littéraire d’un monde cultuel pratiquement disparu. Lorsqu’on lit les diatribes de Huysmans contre l’attitude anti-esthétique et anti-intellectuelle d’une bonne part du clergé de son époque, du clergé parisien spécialement, on peut se poser la même question : qu’aurait-il dit et fait aujourd’hui ? 

Huysmans voyait arriver le XXe siècle avec une espèce d’effroi et a émis sur lui des prophéties désabusées. C’était un tempérament beaucoup plus pessimiste que Claudel. S’il a fait partie du mouvement décadent, ce n’est pas par hasard, mais comme par une espèce de sarcasme nostalgique et furieux à la fois contre une culture en train de s’éteindre. Claudel avait au contraire un optimisme quelquefois béat et naïf. Après la deuxième guerre mondiale, il avait ainsi le sentiment que tout repartait sur des bases neuves. Certaines failles l’inquiétaient, soit dans l’Église, soit en politique (par exemple l’alliance entre de Gaulle et les communistes), mais son caractère tonique et l’espérance qui l’entraînait le faisaient passer sur ces choses – après qu’il eut dit ce qu’il en pensait !
Si donc, je puis difficilement répondre pour Claudel, que je connais pourtant mieux, je suis en revanche à peu près certaine que jamais Huysmans n’aurait obtempéré. Cela me semble une évidence. Il ramassait les bribes de la beauté d’un passé qu’il rêvait de faire reconnaître par la modernité. Il me paraît inconcevable de l’imaginer assistant à une messe « face-au-peuple ». Peut-on alors imaginer Huysmans à Saint-Nicolas du Chardonnet ? Je n’en suis pas certaine non plus, en raison de l’acuité et de la férocité de son jugement sur les « dévots ». C’est un homme qui ne se trouvait bien qu’à la Trappe. La Trappe ou rien. Peut-on aller à la Trappe aujourd’hui ?

L’abandon du latin vous navre profondément ?

L’abandon du latin est un choix culturel, c’est-à-dire anti-culturel. C’est en même temps un choix antireligieux, les deux allant sans doute ensemble. C’est un choix bêtement idéologique, mais certains croient avoir à y gagner. Le catholicisme a tout à y perdre. 
Un point permet de mesurer les dégâts du Concile : Claudel, qui a vécu la plupart du temps à l’étranger, trouvait tous les matins, en Chine, aux États-Unis ou au Brésil, un endroit où il pouvait en entendant la messe, communier avec un peuple et prier avec lui dans la même langue. C’est devenu impossible.
Je ne sais si la braderie du latin ecclésiastique a influé sur celle du latin à l’Université ou si c’est l’inverse, ou bien encore si les deux mouvements sont parallèles, mais c’est le phénomène d’ensemble qui me désespère. Le latin n’est quasiment plus enseigné dans l’enseignement secondaire, le latin n’est plus employé à l’église. On a toutes les raisons du monde de déplorer cette rupture. 
Le latin faisait le lien entre la culture profane et la culture religieuse. Toute notre culture est une culture latine. Abandonner le latin, c’est par exemple priver les étudiants de comprendre vraiment un texte du XVIIe siècle. Si vous saviez le nombre de contre-sens qu’ils peuvent faire sur les textes classiques, parce que les mots n’y ont pas exactement le même sens qu’aujourd’hui et qu’il faut en permanence recourir aux racines latines pour les comprendre. 
Cette rupture est aussi déplorable parce qu’on se prive d’une formation de l’esprit, pour laquelle l’apprentissage du latin, langue rigoureuse, est irremplaçable. Je suis persuadée que certains apprentissages intellectuels doivent se faire à dix ou à onze ans et non pas à dix-huit, moins encore à vingt-cinq. On pourrait peut-être faire cet apprentissage avec autre chose que du latin, mais pourquoi ne pas utiliser ce qui nous est le plus proche ? De même que l’initiation à la traduction peut aussi se faire au moyen de langues modernes, mais pourquoi ne pas conjoindre à l’apprentissage d’une langue moderne, celle de la langue latine ? On veut d’ailleurs nous faire croire que, depuis que l’on n’étudie plus Shakespeare au lycée, les enfants savent mieux l’anglais. C’est faux : ils ne connaissent qu’une langue édulcorée et triviale. S’ils connaissent les lieux communs de bandes dessinées, ils ne sont pas capables de faire une phrase en bel anglais.
Les gens ne comprennent rien à la messe en latin ? Ils comprendront d’autant moins qu’on ne l’enseigne plus. En première année, à l’Université, ce n’est quasiment plus la langue latine que l’on enseigne, mais essentiellement la civilisation latine, c’est-à-dire que l’on donne des cours d’histoire ancienne. Je ne suis d’ailleurs pas convaincue du fait que les gens ne comprennent rien à la messe en latin. Je vois tous les jours des personnes qui y assistent, dont beaucoup n’ont manifestement pas appris cette langue, mais qui viennent toutes avec leur missel et s’y retrouvent parfaitement. Il est bien possible qu’elles ne comprennent pas tous les répons, mais il y a une compréhension d’imprégnation qui se fait par l’habitude. Je vous citerai ces lignes de La Cathédrale de Huysmans [1898] : « Et il souriait, se rappelant cette partie de la cathédrale bondée de petites filles des pensionnats de sœurs et de paysannes qui, ne voyant pas assez clair pour suivre la messe, allumaient tranquillement des bouts de bougie et se serraient, les unes contre les autres, lisant parfois à plusieurs dans le même livre ». Pensez-vous qu’elles étaient d’éminentes latinistes ? 

Sans doute bien des fidèles viendraient ou reviendraient sans beaucoup d’état d’âme à la messe traditionnelle, surtout si l’on procédait par étapes, mais croyez-vous que les prêtres pratiquant la nouvelle liturgie puissent facilement la reprendre ou commencer un retour vers elle ? 

Un de mes anciens étudiants, d’une famille très traditionnelle, qui a choisi d’entrer dans l’ordre dominicain et qui a une bonne théologie, m’avait dit n’être pas dérangé par la liturgie nouvelle en français, y compris celle de l’Office, ce qui m’a laissée un peu sceptique. Depuis, il a célébré pour moi à Jérusalem la messe dans le rit dominicain. Un ami jésuite, invité au même colloque que moi au Canada, a célébré sur ma demande, avec beaucoup d’émotion et semble-t-il de satisfaction, mais non sans une petite gêne du fait de la perte d’habitude, la messe de Saint Pie V. Je connais un autre ecclésiastique, rattaché à une grande paroisse parisienne, qui me racontait que lorsqu’il dit sa messe seul, il célèbre la messe de Saint Pie V. Il en existe sûrement bien d’autres, du moins je l’espère, et je crois savoir qu’aujourd’hui, parmi les jeunes prêtres, le mouvement s’est amorcé dans le bon sens. 

Qu’est-ce qui vous semblerait prioritaire pour remédier à l’état présent des liturgies paroissiales ? 

Retourner l’autel me semble être fondamental. La messe doit être dite face au Christ. Ce « face-au-peuple » commande tout le reste, produit l’impression de bavardage, de conversation, de désacralisation, d’oubli de la notion fondamentale de sacrifice. C’est la première chose à faire, remettre l’autel dans le bon sens. Le pourra-t-on ? Des hérésies architecturales ont été commises, des podiums en pierre ou en béton ont été édifiés. 
Je dirais ensuite qu’il faut revenir au latin. On pourrait enseigner un minimum de latin aux enfants du catéchisme. Il faudrait le leur apprendre, comme on apprend l’arabe aux petits musulmans, qui ne le parlent pas, pour qu’ils puissent lire le Coran, ou l’hébreu aux petits juifs pour qu’ils accèdent à la Bible. Le catholicisme est en train de perdre – ou a déjà perdu – son identité.
Et je crois surtout qu’il faudra revenir à la messe tridentine. Tout trafic sur le canon de la messe et les lectures est extrêmement risqué. Si on veut revenir à une messe qui ait une vraie profondeur théologique, il me semble évident qu’il faut retourner à la messe de Saint Pie V et considérer que tout le reste est à mettre entre parenthèses – à rejeter dans les ténèbres extérieures ! Pour tout dire, je n’ai jamais cru à la nécessité d’une réforme liturgique. Je suis persuadée qu’elle était liée à d’autres raisons. L’inexplicable est que tant de personnes, clercs ou laïcs, s’y soient laissé prendre. 

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