Notre lettre 523 publiée le 28 décembre 2015

Revenir à la messe tridentine : entretien avec Dominique Millet-Gérard (1)

Voici une belle lecture pour s'aérer l'âme et l'esprit dans une période de festivités souvent trop terre-à-terre. Il s'agit de l'entretien donné par Dominique Millet-Gérard (1), agrégée de lettres classiques et d’anglais, docteur ès lettres et professeur de littérature française en Sorbonne, à l'abbé Claude Barthe pour le recueil Reconstruire la liturgie, publié chez François-Xavier de Guibert en 1997 (2). Mme Millet-Gérard a eu la gentillesse d'actualiser ses propos pour les lecteurs de Paix liturgique, ce dont nous la remercions vivement.


Mgr Guérin et Mgr Ducaud-Bourget. 

Abbé Claude Barthe – Comment la réforme liturgique est-elle arrivée jusqu’à vous ?

Dominique MILLET-GERARD – Comme une rupture fondamentale, que j’ai sentie à l’époque bien plus que je ne l’ai analysée. Venant du catéchisme que j’avais reçu dans l’atmosphère encore traditionnelle d’une paroisse parisienne, j’ai été soudainement projetée, en 1964-1965, dans une aumônerie de lycée imprégnée de nouveautés dont je n’avais alors nulle conscience. J’en ai eu brutalement le sentiment au moment de ma communion solennelle, en 1965, on a décrété ce jour-là que nous seraient offertes des cérémonies en français, avec une seule subsistance de tradition, le Tantum ergo du salut du Saint-Sacrement, l’après-midi. Cela m’a déchirée, m’a désolée, m’est apparu comme une véritable catastrophe. On m’ôtait quelque chose de très précieux d’une manière qui me semblait illégitime et pernicieuse.
Je n’ai ensuite pas continué à suivre le catéchisme de persévérance parce que les gens qui le délivraient ne me semblaient pas particulièrement intéressants. Une période de divagation, de solitude a commencé, avec les jalons qu’ont représentés certains de mes professeurs de l’enseignement public, en particulier un professeur de première, une femme très pieuse, qui m’a initiée à l’étude de Pascal, et avec laquelle j’ai eu de nombreuses conversations. J’assistais alors encore à des messes que je qualifierais de conciliaires mitigées. Généralement, l’assistance à la messe me causait une grande déception et des envies de sortir désagréablement puissantes. Je me souviens d’une messe de Noël à Chantilly, d’une insipidité totale, une messe dont l’ornementation principale a été, au moment de l’offertoire, le passage de l’enregistrement... d’un vagissement de nourrisson.
Un refus de plus en plus marqué se manifestait en moi, une espèce de nostalgie pour quelque chose que je ne percevais plus très bien, qui faisait partie de mes souvenirs d’enfance, mais que je regrettais au point que, à la fin de mes années de lycée, j’avais cessé d’aller à la messe. Je la lisais dans mon missel tridentin, un missel des bénédictins de Hautecombe que l’on m’avait offert lors de ma communion solennelle.

C’est l’époque où beaucoup ont quitté les églises pour n’y jamais revenir. Comme les Hébreux « au bord des fleuves de Babylone », vous cultiviez le souvenir de Sion. Quand pour vous a cessé cet exil ?

C’est au cours de mes années de classes préparatoires à l’École normale qu’un petit groupe de camarades m’a entraînée rue Notre-Dame des Champs, pour assister à une messe que disait l’abbé Guérin. C’était une messe de Paul VI en latin, célébrée le mercredi soir, qui était précédée du chant des Vêpres et suivie de celui des Complies. J’ai découvert avec émerveillement cet Office, qui est dès lors devenu quelque chose de très important pour moi. Le dimanche s’est alors transposé au mercredi durant plusieurs années où j’ai très régulièrement suivi ces offices, restant indépendante du groupe qui les fréquentait.
Ce fut un point d’attache fondamental. À la même époque, après avoir lu dans Le Figaro un article concernant Mgr Lefebvre, je lui ai écrit et il m’a donné l’adresse de Mgr Ducaud-Bourget. J’ai assisté une seule fois à cette messe que Mgr Ducaud-Bourget célébrait chez lui. La découverte de messes dites dans un salon, dans une cave, m’a paru quelque chose de scandaleux, de curieux et de catacombal à notre époque, dans un pays comme la France.

Est-ce alors que Claudel le liturgiste est devenu l’Ange de votre itinéraire, ce « compagnon tonique et sûr qui a la force d’un maître spirituel » ?

Tout s’est réalisé de manière providentielle. C’est en 1977 que j’ai découvert, à Saint-Nicolas du Chardonnet, cette messe du dimanche qu’adolescente je lisais dans mon missel et qui est soudain devenue quelque chose de vivant dans l’assemblée des fidèles. J’étais restée dix ans sans sacrements. La messe devenait une réalité vécue, dans une église de paroisse, avec la pratique de la communion. C’est une chose de lire la messe chez soi et autre chose d’y assister en allant à la communion.
Claudel est venu ensuite. Je m’occupais déjà de littérature religieuse, puisque j’avais fait ma maîtrise sur un sujet de patristique grecque et que je m’étais engagée dans un doctorat de troisième cycle sur un thème concernant la littérature mozarabe. Je cherchais ma voie. C’est alors que mon directeur de thèse de doctorat d’État, avec une extraordinaire intuition, m’a aiguillée vers une poétique comparée de l’exégèse de Claudel, à partir de la Parabole d’Animus et Anima.
Mon cheminement est devenu alors parfaitement cohérent. Il y eut la révélation de textes liturgiques, celle surtout de la fulgurance latine de l’épître de l’Immaculée Conception tirée du livre des Proverbes, Dominus possedit me in initio viarum suarum, « Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies », que j’ai entendu lire pour la première fois ce dimanche de décembre de l’année 1977 qui suivait la fête, et qui m’a bouleversée par sa beauté et son mystère. Je l’ai perçue en littéraire, mais de la même manière que Huysmans percevait la liturgie dans la première partie d’En route, c’est-à-dire aussi dans la perspective d’une quête spirituelle. Ce fut comme la révélation d’une beauté parfaite, absolue où les mots atteignaient la plénitude du sens. J’ai retrouvé cette impression l’année suivante, à Goa, en reconnaissant cette épître dans un tout autre cadre, sous son voile portugais. Ma surprise a été grande de découvrir que cette Prosopopée de la Sagesse avait été un texte fondateur pour Claudel, qui raconte l’avoir lue au soir même de sa conversion, ouvrant au hasard la Bible protestante qui avait été offerte autrefois à sa sœur Camille. C’est un point de rencontre, peut-être le plus frappant, mais il y en a eu bien d’autres.

Et comme Claudel, vous en êtes venue à la messe quotidienne et comme lui, et même grâce à lui, à la pratique du Bréviaire.

Claudel allait à la messe tous les jours, lisait le Bréviaire pratiquement tous les jours. Il gardait quelque chose d’une vocation sacerdotale ou monastique ratée. C’était un homme qui s’astreignait à une discipline ecclésiastique très sévère, pratiquant l’examen de conscience quotidien et la confession très régulière.
Il y eut pour moi plusieurs étapes, celle de la messe dominicale, puis plusieurs années après, celle de la messe certains jours de la semaine, celle enfin de la messe quotidienne.
Je ne saurais vous dire exactement quand j’ai commencé à dire en partie le Bréviaire. Au début, je le lisais par intérêt intellectuel, ayant compris que Claudel le disait. Le Bréviaire dont il usait était le Bréviaire romain et occasionnellement le Bréviaire monastique. Je me suis d’ailleurs rendu compte que le Bréviaire romain était très lu par la génération symboliste. Suarès qui était juif, et qui ne s’est jamais converti au catholicisme, dit à Claudel dans sa correspondance qu’il avait la plus grande admiration pour le Bréviaire romain. Je crois que Bernanos avait lui aussi pris l’habitude de lire le Bréviaire.
Je pratiquais au début le Bréviaire par sondages. Quand je voyais Claudel citer un Père de l’Eglise, j’essayais de deviner la date à laquelle il écrivait d’après les citations de la liturgie de la messe qu’il donnait. De là je remontais aux Matines du jour dans le Bréviaire et, très souvent, je trouvais ce que je recherchais. Claudel ne s’en cachait pas : il avouait dans une de ses lettres que ses citations patristiques venaient des leçons du Bréviaire, tirées d’un sermon de saint Ambroise, de saint Augustin, ou d’un autre Père, dont un passage était lu à l’occasion de la fête du jour – ainsi par exemple, toutes les admirables leçons de l’octave de l’Immaculée Conception qu’il a particulièrement méditées.
Les extraits des Pères de l’Église m’édifiaient, m’instruisaient. Ils étaient le plus beau commentaire que je pouvais trouver des textes bibliques correspondants. J’étais prise par la beauté de l’Office. Je me suis mise alors à pratiquer le Bréviaire de façon un peu extravagante, lisant d’abord les leçons de matines et puis récitant certaines heures. J’ai pris l’habitude d’assister à l’Office de Sexte, que l’on récite après la messe de midi à Saint-Nicolas du Chardonnet, puis à dire une autre heure de l’Office, que je change d’année en année pour dire tous les psaumes du psautier. En même temps, je me suis familiarisée avec l’Office de Complies, particulièrement beau et apaisant.
Comme j’étais obligée d’accélérer la rédaction de ma thèse, ces années ont été un moment d’énorme concentration où le travail intellectuel et l’assistance aux offices, qui est devenue de plus en plus régulière et nécessaire, n’étaient pas deux voies parallèles, mais deux éléments de ma personnalité qui se rencontraient et s’épousaient parfaitement.


1) Née en 1954, spécialiste de Claudel, Dominique Millet-Gérard est l'auteur de nombreux articles et ouvrages dont : Anima et la Sagesse. Pour une poétique comparée de l'exégèse claudélienne, Lethielleux, 1990 ; Formes baroques dans Le Soulier de satin. Étude d'esthétique spirituelle, H. Champion, 1997 ; Claudel thomiste ?, H. Champion, 1999 ; Paul Claudel, La Beauté et l'Arrière-Beauté, Sedes, 2000 ; Le Chant initiatique - Esthétique et spiritualité de la Bucolique, Ad Solem, 2000 ; Le Cœur et le cri - Variations sur l'héroïde et l'amour épistolaire, H. Champion, 2004 ; Le Signe et le Sceau, Variations littéraires sur le Cantique des Cantiques, Droz, 2010, Tête dOr : le chant de l'origine, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2011 ; sans compter des éditions de textes (Huysmans, En Route, Folio-Gallimard, 1996 ; Claudel, Le Poëte et la Bible, 2 volumes, Gallimard, 1998 et 2004 ; Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps, 3 volumes, Champion, 2005 et 2008, Correspondance Claudel-Massignon, Gallimard, 2012.

(2) Reconstruire la liturgie, rencontres menées par Claude Barthe avec Jean-Robert Armogathe, Son Éminence le Cardinal Godfried Danneels, Jacques Dupâquier, Pierre Gardeil, René Girard, Louis Hage, Mgr Georges Lagrange, Michel Lelong, Dominique Millet-Gérard, Marcel Pérès, Luc Perrin, Ashraf Sadek, Robert Spæmann et Robert F. Taft, éditions François-Xavier de Guibert, 1997.

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